Jacques Lusseyran

Je me suis hissé jusqu’au sixième étage de l’immeuble bourgeois. J’ai laissé derrière moi l’escalier banal – un de ces escaliers parisiens mal décidés, qui hésiteront toujours entre la petite économie et le grand confort-, j’ai gravi la demi-échelle qui conduit vers le toit et j’émerge, piqué soudain par le soleil d’avril, sur la terrasse de Jean, au bord de Paris, à quelques pas de l’atelier. Jean apparaît déjà, la main tendue et le chapeau de lumière tout allumé sur la tête. Ce fameux chapeau que je suis peut-être le seul à voir. Idée dont je ne me console pas. Car Jean est tout entier dans ce chapeau et c’est du chapeau que tombent ses paroles. Sensation très positive : cet homme-là ne parle pas qu’avec sa bouche et sa gorge. Il y a des éclats de lumière dans toutes ses phrases, qui viennent évidemment d’ailleurs et de plus haut, une pluie précieuse qu’on voudrait pouvoir amasser dans le creux de ses mains, pouvoir noter, enregistrer, et qui vous échappe parce qu’elle n’a rien à faire avec les effets de style. mais, à vouloir trop expliquer, je m’embrouille. Le chapeau était là et je le regardais. Quelques minutes plus tard, les yeux de Jean – des yeux que je vois mal, car ils ne sont pas inquisiteurs, mais seulement attentifs – étaient posés sur moi, moi assis à quelque distance devant une petite table de bois blanc. Posés sur moi, ces yeux ? J’ai dû écrire cela par habitude. En réalité, je ne sentais pas du tout qu’ils me fixaient. Ils faisaient même de toute évidence un autre travail, lequel – n’en déplaise aux gens raisonnables – avait peu de rapport avec la peinture et moins encore avec la vue. Jean faisait mon portrait déjà. Il dessinait, il peignait. Il donnait à mon visage une réalité, une justesse dont ma femme et mes amis n’ont cessé de me dire la merveille. pourtant, j’en suis sûr, Jean ne se contentait pas de me voir. Nous avions bavardé tout d’abord pendant quelques minutes, pour faire une transition, pour nous accommoder l’un à l’autre, pour nous éprouver vivants. Et puis le silence était venu, et c’était dans ce silence que la chose avait lieu. Impossible à cet instant de me persuader que Jean, le peintre, me voyait et que moi, l’aveugle, je ne le voyais pas. Beaucoup plus difficile que jamais. Car la «chose» qui avait lieu entre nous appartenait tout entière à mon univers. Aucun doute possible : les gestes de Jean, quand il faisait mon portrait, entraient tous dans le champ de ma perception. Il ne faisait pas de la peinture en face de moi qui ne la verrais jamais : notre langage était commun. Il voyait comme je vois moi-même et, tout à l’heure, le portrait sur la toile serait le dessin d’une rencontre : celle d’une image intérieure avec le grain, le fil, la densité particulière de la réalité extérieure. Cependant nous étions actifs. Je menais dans mon for intérieur toutes mes occupations habituelles : je lisais, je m’arrêtais sur un souvenir, je pensais à mes pensées. Et Jean, lui, travaillait. Il avait l’application rapide et précise d’un bon ouvrier. Nous n’étions, ni l’un ni l’autre, en état d’attente sentimentale ni métaphysique. Au fond, nous nous rendions visite tous les deux, attentivement et tranquillement. Au lieu d’opposer nos deux univers dans ce combat singulier qu’on appelle tantôt amour, tantôt amitié, nous avions envie de les superposer. Ou plutôt, nous étions à la recherche d’un troisième univers, le vrai : celui où nous pourrions vivre tous deux et nous voir. Troisième monde, autre monde qu’il ne nous appartenait pas de fabriquer, nous le savions bien, mais que nous devions simplement trouver, parce qu’il préexistait en nous. Univers de notre rencontre et de mon portrait fait par Jean. Je revenais à l’atelier, chaque mardi, l’esprit content et le cœur propre. Chez Jean le peintre, il était enfin question, d’un bout à l’autre, de la grande affaire qui m’occupe : la vue. Mais il en était question de la seule manière que je puisse comprendre. Parfois Jean me montrait l’un de ses tableaux : une charrue ou bien les toits de Paris tels qu’il les lisait depuis sa terrasse. Je les voyais complètement dès ses premières paroles. Et cela, parce que Jean ne les décrivait pas. Il savait trop bien que ses toits – aussi exacts fussent-ils – ne consistaient pas dans la juxtaposition habile des jaunes, des ors, des blancs, des gris et des bleus, dans un ordre fixe de la matière visuelle et, pour ainsi dire, dans le protocole du défilé, mais dans une surprise, dans une continuité entre les toits, œuvre des hommes, mains tendues au-dessus des maisons, et le ciel, dans cet instant et cette frontière fraîche et douce entre l’homme et la nature. bref, dans un heurt, dans un acte, dans un passage. Que sais-je ? Je vous l’ai déjà dit : les paroles de Jean, je suis incapable de les répéter, tant elles sont adroites et vivantes. Je puis dire seulement : je voyais les toits qu’il me montrait. Ce peintre confirmait tous mes soupçons et toutes les certitudes. Il était le clairvoyant qui voyait comme l’aveugle. Il n’avait aucun préjugé sur la lumière, sur la lumière extérieure. Ces traits de mon visage que sa main traçait minutieusement, pour lui, n’étaient que des signes, les signes d’un second visage qu’il apercevait, mais qu’il fallait traduire par des lignes et des couleurs, parce que c’est notre langue commune. Il disait que la peinture, cette peinture qu’il aimait tant, était une transition vers l’essentiel. «Un portrait, c’est fait pour montrer comment un homme fleurit au-dessus de lui-même», disait-il. Ainsi le visage physiquement vu n’était que le mur d’enceinte, la porte à ouvrir, le chemin vers l’autre visage. Il disait encore : « Ce que je cherche à peindre, c’est ton regard. Je vois qu’il n’est pas dans tes yeux. mais je vois qu’il a sa place dans ton visage : une région plus large dont j’aperçois le contour.» Ce ne devait pas être une façon de parler, car je sentais affluer, depuis des minutes entières, une force réelle au niveau de mes joues et de mon front. je percevais que là, pour un instant du moins, la lumière – non pas ma lumière mais celle du monde – avançait, vibrait au bord de l’existence matérielle. Jean me nettoyait d’un doute – celui de l’expérience solitaire. Il rendait ma perception sociable, transmissible. j’avais un contentement bien proche de la joie. Et maintenant, qu’arriverait-il si tous les hommes étaient attentifs ? C’est une question qu’on ne pose jamais. Ou alors on la pose à l’envers. on parle des hommes attentifs à la réalité sans préciser – tant cela va de soi – que la réalité est seulement extérieure. Préjugé et, au bas mot, postulat. Postulat qui amène les hommes à construire leur univers comme un maçon qui bâtirait sa maison en commençant par le toit. C’est pire encore. Affirmer la réalité extérieure, c’est vider l’univers de sa substance. Sans la lumière que nous portons en nous, jamais nos yeux ne pourraient s’ouvrir sur les objets lumineux, sur les lumières du monde. Si la vibration fondamentale n’était pas en nous, jamais nous ne pourrions percevoir un son. si l’amour n’était pas en nous, jamais nous ne pourrions être amoureux de cet être particulier que nous appelons, imprudemment peut-être, « notre amour ». Si Dieu n’était pas en nous, jamais nous ne pourrions espérer devenir des hommes. Voilà exactement ce qu’impliquait, et disait sans mots, cette rencontre si claire dans l’atelier du peintre Jean. »


Editions Silène / L’artisan philosophe / Paris 2012 pour l’édition française.
«Le monde commence aujourd’hui», paru initialement en 1959 aux Éditions de la Table ronde.   Jacques Lusseyran peint par Jean Hélion en 1958

 

 

Jacques Lusseyran, peinture de  Jean Hélion (1958)
Huile sur toile au format 45,7X37,5 cm. Appartient au Museum of Fine Arts de St Petersburg en Floride aux États-Unis.

 


A propos Colette Gourvitch

En photographie, ma pratique est argentique. L'Atelier pH. neutre a été créé en 1989.