Jacques Lusseyran

Un extrait du livre de Jacques Lusseyran

«Le monde commence aujourd’hui»

«Au printemps dernier, mon ami Jean Hélion, le peintre, décida joyeusement- comme il décide toutes choses – de faire mon portrait. Aussitôt, chaque mardi matin, je me rendis dans son studio, dans sa cour de lumière, par-dessus les toits et les jardins de Paris, au-dessus du Luxembourg. Le projet avoué de Jean était de peindre mon visage et, dans mon visage, le regard. Quelle expérience pour lui! Mais, pour moi, quelle aventure! L’homme qui, parmi tous ceux que je connais, voit le plus et voit le mieux, allait me peindre, moi qui suis aveugle, à l’instant où je vois. Je suis très conscient (soyez-en sûrs) du caractère provocant de ces quelques phrases. Mais je vous demande de patienter et d’entendre le compte rendu des faits. Je suis devenu aveugle par accident, alors que je n’avais pas tout à fait huit ans. Complètement aveugle et définitivement. Au moins, selon les définitions et le vocabulaire de ceux qui ne sont pas aveugles. Car, pour moi, il en allait, tout autrement. Je voyais encore. L’opération visuelle ne se produisait plus par l’intermédiaire de mes yeux, cela est vrai. Mais elle se produisait : elle avait lieu au-dedans de moi, dans un espace intérieur qu’il est difficile de circonscrire, mais après tout, ni plus ni moins que l’espace extérieur. J’insiste : tout chose qui venait à ma rencontre était aussitôt vue, vue et non touchée ou entendue : elle se dessinait, prenait forme et couleur sur un écran interne. Et cela sans que je fisse rien pour déclencher le phénomène. Au reste, comment aurais-je fait qui que ce fût, moi qui n’avait encore que huit ans. Cette projection visuelle des objets sur l’écran interne présentait une différence importante avec les images de la mémoire. Celles-ci, les souvenirs, je les voyais aussi, mais dans ma tête, au niveau et de mon front et de mon cerveau. Celles-là, les choses vues, je les percevais beaucoup plus largement : dans l’ensemble de mon organisme. Cela veut dire que l’écran de ma nouvelle vue avait un centre, mais déplacé par rapport au centre habituel de nos opérations mentales. il me semblait qu’il était situé plus bas, dans une région proche de la gorge, de la poitrine et du cœur. Conséquence curieuse : voir devint pour moi, dès l’enfance, une activité extraordinairement simple, la plus simple de toutes, d’où je tirais une sensation de paix, une sensation d’équilibre même, comme si la vue, cette vue située au centre de mon être, me plaçait à égale distance de toutes choses, sans conflit, à distance juste. Je me souviens que, vers l’âge de seize ans, je fis l’un de mes premiers retours sur moi-même. Je me souviens qu’il me fallut aussi une grande somme d’enthousiasme pour oser regarder ce qui se passait en moi : voir que je voyais. Tout me détournait de cette connaissance. Les livres en niaient la possibilité, parlaient de fantasmes, de mirages. La société était hostile. Oui, la société presque tout entière. Je savais qu’elle refusait mon expérience. Personne ne me l’avait dit exactement, brutalement : ni mes parents, ni mes maîtres, ni mes camarades. Mais c’était aussi que je n’avais affronté personne : de ce spectacle continu, de cette vue qui poursuivait sa vie en moi, je ne parlais pas. Mieux, je me cachais. Je me cachais derrière le lyrisme de l’âme, les perceptions obscures, la poésie. j’écrivais alors des poèmes, comme tant de jeunes garçons. mais je les écrivais avec toutes les couleurs du monde, je mes découpais dans de la lumière. Je passais de longues heures exaltées à contempler les métamorphoses du bleu, à fixer au bord de l’horizon un immense point vert. Des formes m’imposaient leurs contours, des visages me peuplaient, tous éclairés à vif. Je me laissais couler dans la poésie, je descendais en elle comme dans un abri. Il m’arrivait même d’avoir honte. Pas une honte cinglante, pas une blessure d’amour-propre, mais une gêne : celle d’être différent des autres pour une raison sérieuse et ne pouvoir le dire. Comment la société pourrait-elle accepter jamais une expérience aussi résolument contraire à ses lois ? À ses lois, certainement. Il est établi dans le monde des hommes que les yeux sont faits pour voir et qu’eux seuls verront. C’est une terrible habitude. En effet, elle est très forte, elle est absolue, mais elle est inconnue. Lequel d’entre vous y songe jamais ? Vous dîtes:«C’est un fait. Ce sont les yeux qui voient.» Qu’en savez-vous ? À seize ans, je me disais parfois, prenant en cela le pas sur les autres, que toute cette fantasmagorie visuelle passerait. Je venais d’entendre parler, en classe de philosophie, des processus psychiques dits de «compensation». Il y avait là une triste mais redoutable hypothèse : privé de la vue sensorielle, extérieure, j’avais, inconsciemment, intériorisé la vue. D’où cette exaspération, cet éblouissement des formes et des couleurs en moi. « Cela passera », me disais-je. Mais je ne me croyais pas en le disant. Je sentais une telle résistance. Encore une fois, je constatais une différence infinie entre mes souvenirs ou les compositions de mon imagination d’une part, et de l’autre les choses vues. Les unes et les autres appartenaient distinctement à deux régions intérieures sans commune mesure entre elles. Les unes – souvenirs,images – exigeaient un effort mental de ma part pour entrer dans mon esprit. Je devais pousser une porte, orienter une énergie pour qu’elles apparaissent. Les choses vues, au contraire, je les trouvais établies en moi avant toute évocation. Vous n’avez pas besoin de vous efforcer pour voir, il vous suffit d’ouvrir les yeux. Il suffit que les choses pénètrent dans le champ actuel de vos yeux. De même pour moi, l’univers m’attendait quelque part, dans une zone inextricablement intermédiaire entre le dedans et le dehors. Et elles m’attendaient tout habillées, comme les objets le sont pour les yeux physiques, habillées de formes et de couleurs. Pouvais-je l’empêcher ? Je me suis battu contre cette évidence, croyez-le, pendant des années. En être raisonnable, je veux dire socialisé, je ne voulais pas lui faire confiance. Je préférais chausser les lunettes des autres, de ceux qui voient, chausser leurs lunettes, c’est-à-dire leurs yeux, régulariser ma vision, la faire semblable à la vision commune. C’était une entreprise absurde. Peu à peu, je perdis dans cette entreprise, conduite vaguement du reste et sans conviction, une part de cette joie que j’avais tenue si fortement dans mes mains pendant toute l’enfance, l’adolescence même. Car, tant pis, si cela surprend, mais j’ai été très joyeux de huit à vingt ans, parce que je ne voyais pas. Cette déclaration-là ne fait pas que surprendre : elle irrite bien des gens. Je l’ai appris à mes dépens quand je l’ai pour la première fois, faite par écrit dans un livre, il y a cinq ans de cela. Les uns ont parlé à ce propos de courage, d’infirmité vaincue à force de volonté. Ils ont fait de moi, pendant quelques jours, une espèce de héros. Les autres ont parlé d’orgueil, comme s’ils ne supportaient pas que quelque chose – la vue dans ce cas – fût conservé malgré le destin, malgré les apparences. Je crois qu’ils avaient tous tort. Mais je ne leur en veux pas, parce que je m’étais exprimé alors d’une manière poétique, bien faire pour faire illusion. Au fond, j’avais encore la crainte stupide de choquer, celle-là même qui me retenait de parler au temps de mon adolescence. Donc, je suis aussi impuissant que vous à ne pas voir le monde. Comme vous, je peux fermer les yeux, mais c’est un acte volontaire et toujours bref. Je crois même qu’il m’est plus difficile qu’à vous, car je n’ai pas le recours de clore les paupières (j’entends les paupières physiques). Je dois accomplir, pour éteindre un instant la vue, une opération intérieure beaucoup plus brutale et plus artificielle. Je nage positivement dans la lumière et dans toutes les formes qui naissent d’elle. La lumière, c’est mon élément. J’en suis fait. Mais vous aussi, les clairvoyants, vous êtes faits de lumière. Sinon, vous ne pourriez pas voir. On vous apprend le contraire, je le sais bien. On vous parle de l’intensité lumineuse de tel objet ou de tel autre. On mesure ces intensités. Il y a des unités internationales pour cette mesure. On vous dit, en somme, que la lumière n’est pas en vous, mais au-dehors et qu’elle vient jusqu’à vous selon des lois qu’il faut peu à peu découvrir. On m’a appris ces choses à moi aussi. Mais, par expérience, je sais qu’elles sont fausses. Et c’est pourquoi j’ai été joyeux, même dans les moments les plus pénibles de mon existence.


A propos Colette Gourvitch

En photographie, ma pratique est argentique. L'Atelier pH. neutre a été créé en 1989.