Jacques Lusseyran

Toujours cette liaison de la lumière et de la joie, cette identité: c’est le fait central, constitutif de mon expérience. Mes amis eux-mêmes s’y trompent souvent : ils ne savent pas ce que je dis quand je dis «lumière». Cela ne prouve pas qu’ils soient sots – au contraire bien souvent -, mais qu’ils ont des habitudes et qu’ils n’ont pas eu l’occasion, comme moi, de les perdre. Les yeux du corps se placent entre eux et leur regard intérieur. Ce regard, ils l’ont nécessairement, mais ils ont aussi un casque sur la tête. Quand je dis «lumière», je ne songe pas aux objets lumineux, au tourbillon de reflets et d’oscillations qui forme l’univers visuel. Je songe à la source, qui, elle, est au-dedans. La source précède le fleuve et tous les accidents de son cours, tous les objets vus. On peut tarir les objets, la source demeure. Ce courant essentiel de la lumière, cette puissance de lumière qui n’attend pas, pour être, que nous nous servions d’elle, elle est canalisée par vous, commodément, pratiquement, à travers les yeux du corps. Il en résulte un monde, le vôtre. Mais si les yeux sont fermés accidentellement, elle n’en crée pas moins un monde : le mien, le mien puisque c’est moi qui parle. Sont-ils semblables ces deux mondes ? Oui. Je n’hésite pas à le dire, parce que, depuis plus de vingt ans, leur coïncidence m’a frappé cent fois. Pourtant, cela n’est pas vrai au sens banal du mot «semblable». Ne me demandez pas, par exemple, de vous dire si vous êtes blonde ou brune, maigre ou ventripotent, de le deviner! Ne faîtes pas cela, tout simplement parce que ces questions ne concernent pas la vue, mais les reflets seulement, et les plus futiles. Je ne vous vois pas blonde ou brune, peignée ou les cheveux fous, levant le bras ou le baissant. Je vous vois, ce qui est une autre affaire. Parfois je distingue votre corps, je regarde vos yeux ou vos doigts. mais c’est alors signe que vos doigts ou vos yeux, le pli de votre bouche ou l’impatience de vos jambes sont en train de parler de vous, de participer à ce que vous dîtes, de vous exprimer enfin. Ce qui n’est pas toujours le cas: il est des gestes arbitraires. Plus souvent, je vous vois, mais d’une manière très peu anatomique. Je ne vous détaille pas. Je vous attrape (je dirais aussi volontiers je vous reçois) à l’instant où vous arrêtez la lumière que je tends vers vous? Vous faîtes une ombre. Cette ombre se diversifie presque immédiatement, se met en forme, se colore, mais selon d’autres rythmes que ceux des yeux. Si vous ne tenez pas en place, si ma conversation vous agace, votre ombre alors se disloque : il en part des morceaux à droite, à gauche, en arrière. Si vous êtes attiré par moi par l’amitié ou l’intérêt, votre ombre est toute proche. Elle tend à s’intégrer dans la mienne. De là les sensations si particulières que, généralement, je me tais sur elles, par discrétion, pudeur ou timidité, à votre choix. Prenons l’exemple d’une femme : c’est plus clair. Mme X est assise à l’autre bout du salon. Je le sais, je l’entends. Je la vois même distinctement à l’extrémité de la pièce. Mais voici que, la conversation aidant, Mme X souhaite faire des confidences, et les faire à moi ce jour-là. Je la vois aussitôt s’approcher. Notez bien qu’elle est restée assise très honorablement dans son fauteuil là-bas, à quelques mètres. Elle n’a pas bougé, et même souvent, elle n’a rien dit. Mais je la vois qui s’approche. Il y a deux Mme X maintenant : celle que les autres voient adossée contre la fenêtre, et celle que je vois, à mi-chemin de la fenêtre et de mon fauteuil. Choisissons un cas différent. M.Z est autoritaire. Il aime dominer, envelopper les gens dans le rayonnement de ses idées et de sa volonté. Il aime leur imposer son pouvoir? J’ai connu bien sûr de tels hommes. Eh bien! Où croyez vous que je les voyais, dans quelle partie de l’espace, lorsqu’ils cherchaient à me convaincre, à m’entraîner dans leur sillage ? M.Z n’était pas de l’autre côté du grand bureau ni debout à distance de respect, me laissant le champ libre. M Z était à plusieurs endroits à la fois, posté aux quatre coins, et les quatre M.Z convergeaient vers moi. Il y en avait de partout, comme un brouillard qui vous pénètre. Je n’avais plus qu’à fuit ou à passer au travers. Encore ceci. Un homme parle, et parle bien. C’est un conférencier ou bien un argumentateur habile. Vos yeux le voient, voient ses vêtements, ses gestes exacts, son visage sérieux. Vos yeux peut-être l’admirent. Les miens aussi: cela leur arrive. Mais pas nécessairement. Il suffit par exemple qu’au lieu d’apercevoir un personnage dont toutes les parties s’agencent avec bonheur, se répondent les unes aux autres harmonieusement -tête, bras et jambes, le torse et la taille-, ils voient un bonhomme déglingué (passez-moi l’expression), tordu, bossu de quelque bosse soudaine. Quelquefois c’est la tête qui mange le corps, semble l’avoir à demi avalé. Alors, ce n’est plus exactement un homme que mes yeux voient, mais quelque chose qui vient à moi à la façon d’un mécanisme d’horlogerie : toute une armée de petites roues et de ressorts inévitables et prévus. Quelquefois, ce sont les muscles ou les nerfs qui ont l’air de jouer tout seuls et de parler à la place de l’homme. J’assistais, il y a quelques années, à la conférence que donnait un ami, quand, presque au milieu d’une phrase, un homme dans la salle, non loin de moi sur ma gauche, a jailli. Jailli exactement à la façon d’un ressort qui vous bondit en pleine figure. Cet homme voulait simplement porter la contradiction avec une brusquerie et une colère maniaques. De façon instantanée, dans l’éclair d’un regard, j’ai vu un écorché, un pantin rougeâtre fait d’une toile de nerfs. Ce n’était pas la vue des yeux. Mais c’était la vue, en formes et en couleurs, et je ne suis pas près d’oublier l’apparition.


A propos Colette Gourvitch

En photographie, ma pratique est argentique. L'Atelier pH. neutre a été créé en 1989.