Toucher de l’ombre : partager des photographies.
J’ai donc intitulé cet article Toucher de l’ombre, et je veux, avant toute expression, remercier Liliane. Ses questions très actives et très pertinentes me permettent de me dépasser, de puiser des ressources que je ne me connaissais pas, d’inventer de nouvelles passerelles. Liliane dit : « Maintenant, quand j’entends parler de photographie, à la radio, je tends l’oreille…»
Écouter les photographies continue… Ce travail a commencé en octobre 2014. Nous nous installons, et après les mots d’approche d’usage, souvent Liliane s’impatiente : « Bon, nous regardons des photographies, maintenant !… »
Quelle aventure !… Un pari qui se gagne au fil du temps et des séances. Nous entrons dans «le monde de la photographie». Je regarde et nous parlons. Il se dessine très nettement que les photographies sont à l’image, si j’ose dire, des personnalités de chaque photographe. Henri Cartier-Bresson, André Kertesz, Willy Ronis, Robert Doisneau, Roman Vishniac, Helen Levitt, Weegee. Notre prochaine incursion sera August Sander. Nous continuons à explorer.
Nous entrons dans l’univers de chaque photographe, je raconte l’ambiance, la lumière et les ombres, le lieu, la période, ce qui est représenté. Entrer dans l’image est une première étape, je dois la vivre, dire l’ émotion que je ressens pour mieux la relayer.
À l’occasion d’une photographie d’Helen Levitt, j’évoque le jeu des enfants qui courent après leur ombre, de leur joie, de l’énervement que cela provoque, de l’impossibilité d’y arriver, parce que l’ombre avance au fur et à mesure que l’enfant court et que c’est un jeu sans fin… « Mais l’ombre, est-elle devant ou derrière l’enfant ?» me demande Liliane.
Premier réflexe : une explication théorique-pratique : L’ombre, phénomène naturel dès le lever du soleil, jusqu’à l’arrivée de la nuit, est associée à la lumière et accompagne les objets. La lumière, selon son intensité, s’entend parfaitement avec l’ombre pour faire du modelé sur les objets, et modifier leurs apparences. Cela constitue et se distribue dans chaque photographie. Mais, simplement le dire, n’est ce pas trop abstrait ?
Passer d’un sens à un autre
Comment raconter l’ombre à quelqu’un qui ne peut pas la voir. Je dois solliciter un autre sens pour ajouter une nouvelle information. Ce détail doit s’incorporer à d’autres indications sur de nombreux autres détails. Leur assemblage permettra la compréhension de l’intégralité de la photographie.
Toucher de l’ombre : créer une exploration tactile
J’ai idée de créer un champ d’exploration tactile. Je dois passer par du réel, de l’objet à toucher, puis à transposer. Comprendre le déplacement de l’ombre en fonction de la position du soleil en rapport au sujet recevant ses rayons lumineux. Je tente un dispositif pour toucher de l’ombre, parcourir des doigts sa longueur et son épaisseur et rendre compte des changements.
Nous avons déjà la boîte qui sert à chaque séance à positionner les quatre lignes de coupe de l’image : le cadre. Un espace donné limité par les bords de la boîte. L’image est dans la boîte, hors la boîte c’est hors-cadre, hors-champ.
Le dispositif : une lampe avec une tête ronde et un bras articulé : le soleil. Toucher la tête de la lampe pour sentir le dégagement de la chaleur, activer la sensorialité, stimuler l’idée de soleil. J’installe une petite figurine en forme de bonhomme.
Je demande à Liliane de toujours garder les doigts sur la figurine pour servir de point de repère, de faire des allers et retours en touchant simultanément, la tête de la lampe et la figurine pour prendre la mesure, selon la hauteur de la lampe-soleil, de la forme de l’ombre, de sa longueur et de son épaisseur. Il lui faudrait avoir trois mains, mais le fait qu’une main reste fixée sur la figurine et que l’autre soit en mouvement, induit et active l’idée de spatialité, de distance et de dimension. L’appréciation doit se faire par rapport au rebord de la boîte.
En déplaçant la tête de la lampe, je reproduis la trajectoire du soleil. J’accompagne les doigts de Liliane pour lui faire suivre l’ombre, évaluer son trajet, sa longueur et son épaisseur. Matin et soir l’ombre est plus longue mais moins épaisse. Au zénith, à midi, le soleil est au dessus, l’ombre est plus courte, toute ramassée sous la figurine. Même si l’ombre est plane sur un sol plat, elle n’est pas toujours une parfaite silhouette des objets.
Elle efface, renforce ou condense certains traits de l’objet réel. Une ombre peut laisser reconnaître l’objet d’où elle provient, ou pas. Il nous faudrait investir encore plus en profondeur pour saisir le lien entre la forme de l’objet réel et sa forme appliquée en ombre. Selon les saisons, l’intensité du soleil change, et cela joue dans la forme et la teinte des ombres.
Nous voyons tout en même temps d’une image. Nous posons notre regard et recevons en une centaine de millisecondes un impact nous permettant une reconnaissance visuelle. Selon la nature et la qualité de cet impact, pour des raisons complexes, personnelles et culturelles, nous nous approchons pour regarder en détail. Nous nous assurons et nous prolongeons ce que nous avons reconnu et senti. Parce que cela nous enchante ou provoque un rejet, un souvenir, nous aimons une couleur, une matière, un ensemble de choses. Le mouvement des connexions est complexe, le regard est particulièrement subjectif.
Une personne malvoyante ou non voyante aborde de façon doublement singulière, la perception du monde. Les images qui le forment, doivent se reconstituer pour le fonder et le représenter. Associer la parole et, parfois, toucher ses objets réels. Mais nous n’avons jamais l’opportunité de toucher les objets représentés dans une photographie, parce qu’elle est une photographie. Toucher des objets réels a aussi des limites. Nous ne pouvons pas «empoigner» les arbres, les nuages, les maisons…
Le report des dimensions est en jeu en photographie. Pour le raconter à une personne qui ne peut pas le voir, nous devons rechercher toutes les formes équivalentes qui donneront des indices sur la constitution de l’objet réel. Cela oblige à creuser, à faire des sortes de mise en abîme. Constituer de l’image se fait de façon fractionnée. Chaque partie est détaillée, la position des objets représentés dans l’espace de l’image, les objets réels dans l’espace réel, les questions de profondeur.
Finalement, toucher de l’ombre, pour Liliane, c’est entendre de façon sensitive que l’ombre est produite par le sujet ou l’objet, qu’elle est considérée comme un obstacle pour la trajectoire linéaire de la multitude des rayons lumineux et que l’ombre est toujours attachée à ce sujet (ou objet). Que si celui-ci se déplace, l’ombre se déplace avec. Et enfin, que la forme, la teinte, la longueur et l’emplacement de l’ombre sont liés aux dimensions du sujet et à la position de la source de lumière.
Je rappelle que Les yeux de l’imaginaire – Écouter les photographies est un cours réservé aux personnes malvoyantes et non voyantes.
Le cours d’analyse d’images avec les photographes à l’Atelier pH.neutre nous montre à quel point parvenir à voir est complexe. Les photographes ne travaillent pas seulement avec leur vision physiologique…
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